Livre après livre

Livre après livre

dimanche 7 janvier 2024

À Dieu vat, à la grâce de Dieu, ce que les marins se disaient après un virement de bord face au vent. Une manoeuvre particulièrement périlleuse qui faisait qu'ils s'en remettaient à Dieu, comme auraient pu le faire souvent Arlène, Thomas, Daniel et Marie. Non au temps de leur enfance alors qu'ils sont amis et que rien ne semble pouvoir les séparer, mais plus tard à l'adolescence puis à l'âge adulte, à l'heure des choix, lorsque la réalité a fait changer les priorités de certains et a anéanti l'un d'eux. Cette réalité qui est qu'ils se sont lancés dans des amours hasardeuses, que le métier qu'ils se sont choisi et pour lequel ils ont sacrifié beaucoup n'est qu'un miroir aux alouettes, ou que les lignes de leurs idéaux politiques, spirituels intellectuels, familiaux ont bougé… La vie en somme avec ses petits plaisirs et ses grandes peines, ses déceptions, ses peurs, ses mauvaises pioches, ses regrets et ses renoncements, mais aussi ses passions stimulantes et euphorisantes qui les ont façonnés différents de ceux qu'ils étaient dans leur jeunesse. Aucun doute qu'à la lecture de ce formidable livre de Jean-Michel Guenassia chacun retrouve un peu de lui-même et ressente intimement qu'« on accomplit toujours ce que l'on est »
Mary Ethel McAuley, peintre de talent et journaliste au Pittsburgh Post Dispatch, a passé deux ans en Allemagne pendant la Première Guerre mondiale. Entre 1915 et 1917, date d'entrée en guerre des États-Unis, elle a pu observer l'organisation mise en place par les autorités allemandes qui, pour faire face aux pénuries liées à l'effort de guerre, soumettent la population à des rationnements et règles aussi stricts qu'efficaces. Souvent un vrai casse-tête quand il s'agit de déménager, de voyager, d'envoyer une lettre ou un colis, ou même d'acheter un oeuf, cette organisation millimétrée, sans parvenir à empêcher le marché noir, régit chaque aspect de la vie quotidienne des civils allemands, dans laquelle les femmes jouent un rôle essentiel, remplaçant les hommes partis à la guerre dans des métiers (auparavant exclusivement masculins) en passe de leur donner une autonomie et une liberté jusqu'alors impensables. Décrite par la correspondante américaine avec une précision toute teintée de malice, une Allemagne dans laquelle les soldats, visibles partout — parfois salement abîmés à leur retour du front — sont sommés de se taire pour lutter contre l'espionnage dans un pays où les publications et le courrier sont censurés, et les prisonniers de guerre sont plus de deux millions, mais où il est encore possible de s'amuser en allant danser ou assister à un spectacle. Publié en 1917 aux États-Unis, où il est immédiatement interdit car jugé trop compatissant pour les Allemands, un document rare illustré de nombreuses photos d'époque qui permettent de saisir au plus près la vie des Allemands au début de la Grande Guerre.
Birgit a abandonné en RDA son enfant pour passer à l'Ouest et vivre son amour avec Kaspar. Mais ce qui semblait une évidence, choisir la liberté et l'amour et laisser un nourrisson auquel elle n'a pas eu le temps de s'attacher va la rattraper chaque jour un peu plus. Au point que la vie va lui devenir insupportable. Une découverte pour Kaspar qui ignore tout du passé de sa femme. Et alors qu'il n'a pu sauver Birgit de ses démons, Kaspar rencontre la fille de sa femme et surtout sa petite-fille, une adolescente sensible, mais endoctrinée par des parents qui ont versé dans un mouvement d'extrême-droite, à qui il aura à coeur de faire comprendre sans la brusquer ce à quoi il croit. Un texte sur la réunification deux mondes presque irréconciliables, sur la résurgence des dérives extrémistes allemandes, sur la question de savoir s'il est possible d'échapper à son passé en vivant résolument sa propre vie et sur bien d'autres choses encore, que j'ai trouvé magnifique et bouleversant, par les situations vécues autant que par les sentiments et les mots d'hommes et de femmes marqués en profondeur par la complexité de l'histoire de leur pays.
Laure Murat ne serait donc qu'une énième parmi d'autres à s'atteler à la tâche. À cela près que son approche de la lecture du grand oeuvre de Proust passe par sa singularité de femme dont l'orientation sexuelle l'a exclue de son milieu, et le lui a fait comprendre. Un cheminement qu'elle nous explique avec un talent susceptible de donner envie à quiconque de lire ou relire Proust. Car finalement n'est-ce pas ce que nous espérons tous, qui nous enchante, nous émeut, nous console, nous grandit, donne un sens à notre vie de mortel lorsque nous le découvrons au détour d'une lecture ? Trouver la réponse à nos interrogations, sur nous-mêmes, sur notre environnement familial et affectif, sur notre rapport aux autres et au monde. « Proust se doutait-il seulement qu'en échafaudant son roman il inventait un secours plus puissant que la tendresse d'une mère absente ? Que son oeuvre, en proposant un exercice continu de dessillement, y compris en soi-même, livrerait une grille de compréhension et de déchiffrement du monde à la fois souveraine et dynamique, subtile et pénétrante, pour des millions de gens dans le monde ? Que tout un chacun sortirait étonnamment augmenté de cette lecture, tant il est vrai qu'une « erreur dissipée nous donne un sens de plus » ? Proust n'endort pas nos douleurs dans les volutes de sa prose, il excite sans cesse notre désir de savoir, cette libido sciendi qui, en séparant l'enfant de sa mère, nous affranchit plus sûrement du malheur que tous les mots de la compassion. »